mercredi 7 novembre 2007

Et après

La radio vient d’annoncer avec certitude que la fin était proche, à une heure indéterminée de la nuit, mais plutôt dans le périmètre de l’aube, du lever du jour froid et brumeux. Je ne réalise pas tout à fait ni avec exactitude ce que cette information peut vouloir dire. Cela viendra après. Pourtant je devrais réagir vite et bien puisque je vis, depuis pas mal de temps déjà, à une époque de grandes connaissances, aux prévisions fiables et toujours vérifiées jusqu’à présent.
Par exemple les poussières de météorites, que j’aime appeler poétiquement ou naïvement poussières d’étoiles, qui sont tombées comme annoncé il y a quelques mois en pleine chaleur estivale pour se combiner sournoisement à la moiteur permanente de nos peaux suintantes et qui ont étouffé la moitié de la population mal préparée à ce saupoudrage interstellaire. Les masques à gaz de 14-18 étaient knock out et ceux de 39-45 recyclés en lampes de chevet et autres babioles furieusement tendance. Ils l’avaient dit aussi à la radio : « Il fera très chaud dans les jours qui viennent, prenez vos précautions et faites des réserves d’eau potable car les nappes phréatiques risquent d’être dangereusement à sec. » Les gens ont alors commencé à stocker l’eau des robinets, des bornes à incendie et des fontaines dans tous les contenants qu’ils ont pus trouver, y rajoutant des pastilles pour la conservation qui ont elles aussi disparu du marché en quelques heures. Il n’y avait plus d’eau conditionnée nulle part à 1000 kilomètres à la ronde trois jours après. La pénurie.
En ce moment je suis dans mon bain et je me dis qu’il va falloir faire face à la dernière nuit de ma vie, aux dernières heures de mon existence pour l’heure toute ramollie dans un crachat d’eau savonneuse. Oui, c’est sûrement ça ma vie : quelques cellules qui vont, qui viennent et qui disparaissent dans l’univers. Oui, mais alors ? Vais-je sombrer dans l’indifférence et le détachement et filer sans réfléchir vers la diffraction finale énoncée tout à l’heure avec tant de professionnalisme, de rationalité et de sang-froid ou bien vais-je devoir faire face malgré tout à une angoisse atavique, à un sursaut de résistance devant ce qui de toute manière est à présent défini comme irrémédiablement inévitable. Vais-je devoir ménager ma sortie pour la rendre acceptable ?
Je suis toujours dans mon bain, je suis en week-end, il est 9 heures, j’avais prévu de « ne rien faire » aujourd’hui. Enfin ce n’est qu’une vue de l’esprit puisque « ne rien faire » signifie finalement toujours « faire quelque chose ». Mais, brisons-là ! Je n’ai aucune raison de ne pas croire ce qui est régulièrement annoncé à la radio puisque j’ai le privilège de vivre dans un siècle de grande rigueur scientifique où aucune des catastrophes naturelles, où aucun des désagréments annoncés n’ont pas eu lieu. Personne ne croyait à la grande inondation et à la grande sécheresse qui se sont succédées, comme la grande guerre et la drôle de guerre, il y a deux ans déjà. Tout le monde disait que c’était impossible, que c’était exagéré et que cette politique de prévention légèrement alarmiste était dangereuse. Maintenant, après que ces deux catastrophes écologiques et humaines aient véritablement eu lieu, plus personne ne conteste le bien fondé des informations journalières qui nous tiennent tous au courant des cataclysmes divers à travers la planète. Cette année-là, de l’eau jusqu’aux premiers étages. Tout ce qui pouvait flotter est sorti des maisons et passé par les fenêtres. Moi, je n’avais rien. Je prenais donc le bus flottant improvisé pour aller travailler et me ravitailler au marché du coin qui avait installé ses étals sur le toit de la halle couverte. Enfin quand je dis me ravitailler, tout est relatif puisque les stocks ont été vite écoulés et qu’il a fallu, parfois à coups de matraques électriques, rationner de façon draconienne les achats des consommateurs trop envieux des trop rares denrées. Un véritable état de siège ! Après l’eau ce fut le désert pendant plusieurs mois. Plus de juste milieu. Les rues ont commencé à fumer et à se fendre sous l’effet intense de la chaleur. C’était insupportable. Infernal. Beaucoup de gens étaient hagards, dans un état de grande hébétude comme s’ils n’arrivaient pas à faire redescendre la tension. On voyait même, par intermittence, la grande fracture traumatique qui fissurait dangereusement leur psychisme en détresse.
Cette fois, nous devrions littéralement exploser, à cause d’un gros caillou qui, dans le ciel, ne veut pas dévier de sa fulgurante trajectoire, malgré les coups de semonce et les avertissements musclés, ou bombés peut-être, que nous lui aurions envoyés, dans le plus grand secret. Pourquoi brusquement utiliser le « nous » ? Aurais-je eu, pour la première fois sans doute, le sentiment d’une quelconque appartenance à l’espèce générique de l’homme ? L’échéance déclenche probablement quelques mécanismes enfouis, ceux qui ne fonctionnent plus que dans les cas d’urgence ou de grande perte.
L’eau du bain s’écoule à présent peu à peu et ma peau frissonne au contact de l’air retrouvé. De petits grains apparaissent, affleurent, frémissent et disparaissent sous la chauffe énergique de la serviette, éliminant la torpeur.
Puisque je dois quitter la vie, ou plutôt m’intégrer autrement à l’univers, autant le faire calmement, entourée de gens bienveillants et avec mon bien-aimé. Nous avions convenu de nous retrouver dans cette salle, où je suis à présent, quelques heures après l’annonce radiophonique de ce matin, après cette journée « ordinaire » qui vient de s’écouler pour une soirée « extraordinaire » qui durerait presque toute la nuit. Le but était de passer ces heures ultimes dans un grand état de proximité, pour que chacun puisse se préparer à clore « ses jours » en toute conscience, pour éviter d’être « pris » par surprise. Je me rends compte que c’est finalement très compliqué et très présomptueux, non pas de vouloir mourir lucidement mais, de penser savoir à l’avance qu’on en sera capable de bout en bout avec une absolue maîtrise. J’écris a posteriori. J’ai cru moi aussi comme la plupart me réchauffer au contact des autres et, apaisée, sauter depuis le bord du précipice nocturne pour disparaître consciemment au moment choisi en toute connaissance de cause. Mais je n’ai pas pu. Au moment de mettre en acte ma décision « mûrement réfléchie», je me suis sentie envahie, transpercée, vrillée même par un froid polaire métaphore probable et anticipatrice du froid sidéral. Je me suis mise à trembler lamentablement et à serrer très fort la main fine, longue et douce de mon ami. Paralysée, au bord du gouffre, je n’ai pu esquisser le geste du plongeur qui se lance témérairement et je suis restée sur le bord de ma vie sans pouvoir plonger vers les étoiles. «Non » était devenu le mot le plus important de mon vocabulaire. Je n’entendais plus au fond de moi que ces trois lettres hurlées avec frénésie. Comme un animal hurlerait à la mort ou à la défense, je hurlais à la vie. « Non, je ne peux pas ». Non, je ne pouvais pas devancer les prévisions. Non, je ne pouvais pas me lancer avec tendresse dans le vide nocturne. Non. Je pouvais seulement, en dérivant sans doute, attendre le moment précis où tout ici disparaîtrait, où « nous » retournerions tous sans exception au Grand Rien.
Alors, voilà, en ce moment j’attends, je sais que c’est imminent, que c’est là tapi dans l’ombre de la nuit finissante et que cela arrive à toute vitesse. Je sais aussi que j’ai mal écrit prise dans le brouillard de mes émotions, mais que je n’avais pas aujourd’hui d’autres mots plus vrais, plus savants ou plus imagés. Je sais aussi que le choc et la disparition seront instantanés. C’est bien. C’est mieux. Ne pas savoir. Ne pas voir la fin arriver du fond de la nuit.
Voilà, j’y suis, le vent bouge et l’air siffle, il fait plus chaud, et…


Photographie de mhaleph

1 commentaire:

Anonyme a dit…

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