mercredi 7 novembre 2007

L'intrus

« Ouvrez la porte et ne dites rien ! » C’est ainsi que tout commence. Absurde ! « Ouvrez la porte ». Je n’ouvre pas la porte à tous vents. Bien sots ceux qui peuvent s’imaginer que je vais céder à cette impulsion grossière sans aucun rapport avec mon caractère si calme et si mesuré. « Ne dites rien ». Et de surcroît la parole me serait arbitrairement ôtée ! C’est absurde. De plus il est trop tôt pour exiger quoi que ce soit de qui que ce soit. Mais c’est un fait, je suis à présent réveillé. J’ai envie d’un bon petit déjeuner, de sentir une bonne odeur de café bondissante flottant d’un mur à l’autre pour mettre en œuvre mes neurones enkystés par la nuit. J’ai aussi envie de savoir qui est, là, de l’autre côté de la porte. Même si je le sais, déjà. Me le confirmer.
Suivant la géométrie persane de la carpette, j’avance progressivement, un pas après l’autre, sans me presser, puis colle avec précaution mon oreille au battant de bois froid, pavillon largement ouvert, et pupilles à présent dilatées, intensément tournées vers cette voix invisible derrière la porte.
Mais, rien. Je n’entends rien. Plus rien. Ou plus exactement personne. Plus personne. Car entendre, j’entends. Un couloir vide et noir qu’une veilleuse pâle et grise éclaire à peine avec un frôlement discret de papier de soie, que les faisceaux intermittents de l’ascenseur appelé aux étages inférieurs strient à intervalles réguliers avec un crissement de papier d’alu que l’on froisse. Rien d’autre, hormis une porte battante ouverte sur la cage d’escalier d’où s’échappe une lueur d’aube rampante, crayeuse et mal lavée. Enfin rien qui puisse me faire croire que je ne suis pas en proie, de si bonne heure, à quelque hallucination auditive, me taraudant malignement. Très bizarre de n’entendre personne alors que, distinctement, quelqu’un parlait, tout à l’heure.
J’en suis là de mes fantasques réflexions, lorsque j’entends la voix de stentor clamer derechef : « Exécutez-vous sans résistance ».
« Sans résistance » ? Suis-je donc dans l’obligation réelle, impérative, absolue, irréversible d’ouvrir cette porte. Ma porte. La mienne. Non, bien sûr, bien sûr que non ! C’est absurde. Elle semble se déformer légèrement sous l’effet d’une intense chaleur. Mais non, c’est probablement une illusion d’optique. Je vieillis et mes yeux ne me sont plus aussi fidèles. De troubles, ils deviennent obscurs et déforment les objets et les volumes autour de moi.
Je me recule d’un pas, éclaboussé soudain par une odeur caractéristique, que je suis seul à sentir et à identifier probablement. J’ai remarqué qu’ils n’avaient pas le nez très fin pour savoir qui allait par là. Ils ? Eux. Ce que je viens de vous confier doit rester entre vous et moi. Je ne voudrais pas qu’ils me prennent pour un ingrat toujours prêt à les critiquer et à faire ressortir leurs pires défauts. Je ne me plains pas, je suis logé, nourri, blanchi, soigné si besoin est et en contre partie je surveille les alentours du coin de l’œil et du bout du nez. « La belle vie ! », me direz-vous. Oui, vous avez raison. Meilleure, sans nul doute possible, que celle que j’aurais si je devais trier les restes dans les poubelles et me tapir dans quelque recoin sous quelques cartons poussiéreux, pour me protéger des regards indiscrets. Enfin, pour revenir à cette odeur, ce n’est pas la mienne et ce n’est pas la leur. J’en suis sûr. Je sais bien que je ne suis pas halluciné. Mes antennes internes me le disent, me le signalent, me le clignotent depuis ce premier cri derrière la porte : il est là, accroupi dans l’ombre, babines retroussées prêt à m’éreinter si j’ai l’imprudence de lui ouvrir. Je le sens. Je le sais. Je le vois qui surgit lentement de la banque de données de ma mémoire en alerte. Tel la vipère des sables, il attend, attend patiemment, et siffle en salivant entre les cris d’énervement qui le caractérisent lorsqu’il n’obtient pas vite et bien ce qu’il a projeté de mordre.
Prestement, je saute d’un côté de l’autre du panneau et l’ausculte de mes deux oreilles grandes ouvertes, faisant alternativement pivoter ma tête endolorie par cet exercice, pour le moins épuisant.
Une main me frôle, l’odeur du café emplit doucement l’air, je me réveille.


Photographie de mhaleph

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